Auteure | Conférencière | Coach

Chronique de l’Ailleurs n°16 – L’ENFANT DE CALCUTTA

Mai 2003, juste avant la mousson.

Au réveil, ce jour-là, il fait très chaud, humide, je suis gluante dans l’atmosphère poisseuse de la chambre. Soupir. La douche ne me rafraîchira pas. Les cuves sont sur le toit, le soleil tape depuis l’aube, l’eau sera chaude. Je me prépare à toute vitesse et sors, en retard, on m’attend. Les autres, volontaires comme moi, discutent sur le trottoir. Je fais un signe à la bande et nous nous mettons en route. Le long de mon dos, je sens les premières gouttes de sueur couler. Dans mon ventre, une douleur tord mes boyaux. Une cochonnerie chopée dans la bouffe ou la journée qui commence ?

L’Australienne parle d’un film en mimant certaines répliques. Je voudrais me mêler à la conversation mais une main saisit mon bras. C’est la Belge, Cécile. Elle me demande des nouvelles d’Anne, une des filles françaises du dortoir. Anne ne mange plus, ne dort plus. Anne est perdue. Hier, j’ai acheté au marché une figurine, un bouddha qui rigole. Pour la consoler, pour lui arracher un sourire. Elle a explosé en sanglots devant la babiole. Trop d’émotions. Cécile pense à voix haute : « Faut qu’elle rentre. ». Signe d’approbation. Me sens coupable. Impression d’avoir rajouté une couche à la souffrance d’Anne. L’autre soir, on a longuement discuté des enfants. Un flot de mots. Et moi, sans limite, j’ai évoqué mes questions et mes doutes sur la gestion des centres. J’ai dit : « Ils deviennent quoi, après 18 ans, les petits ? Ils sont remis dans la rue – cassés, vulnérables, sans ressource ? ». Et on s’est endormies sur cette idée torturante, torturées.

J’aime bien la marche du matin. J’aime les rues et l’architecture et le délabrement. Et l’effervescence. Les échoppes, les vendeurs de chaï, les rickshaws, toutes ces relations marchandes qui se nouent sur un bout de trottoir. J’ai aimé Delhi, j’ai aimé Bombay, chacune leur charme, j’aime Calcutta. Ma dernière exploration indienne avant de reprendre un vol vers Paris. Un an que je vis dans ce pays. J’y suis bien, j’y resterai si je pouvais… La suite de mes études m’oblige à rentrer.

Une voix me disait qu’il fallait finir l’aventure ici, dans la Cité de la Joie. Auprès de l’héroïne des pauvres, chez Mère Teresa. Mes amis indiens n’ont pas compris. C’est pas l’Inde, cette Inde. J’ai haussé les épaules. Ma B.A. d’Occidentale sentimentale ? Je ne fouille pas les tréfonds de ma conscience, je ne justifie pas ma présence. Et je mets double dose tant qu’à être présente juste une semaine. Le matin, les vieillards, l’après-midi, les enfants handicapés. Là où il y a besoin de bras. Le mouroir, en revanche, j’ai évincé. Peux pas. Aucun souci, les candidats ne manquent pas pour cet endroit – sont-ils en quête de rédemption ? Les œuvres de la sainte en sari blanc bleu attirent les foules. On est des dizaines de volontaires à loger sur les lits sales des pensions de Sudder Street. On copine pendant les pauses, sur les trajets. Un moment de douceur. Prendre des forces avant d’y aller.

A notre arrivée, on se répartira le boulot : certains le linge, d’autres le soin aux malades, d’autres encore le service du repas. Il y a aussi le coupage d’ongles, la chasse aux poux. Moi, je lave les draps, à la main, dans de grandes bassines avec un bout de savon. Pas de machine. Puis je vais traîner mes tongs et mon hindi dans les couloirs. Me pose près de l’une de ces personnes au regard fatigué et je tente une conversation sommaire. Je vise ceux qui ont encore un peu la boule, ceux qui baragouinent un peu autre chose que du bengali. J’espère l’échange, la pupille qui s’allumera, le sourire que je saurai tirer d’un de mes interlocuteurs. Le profond se loge au détour de l’anecdote. Dans l’imprévisible du contact entre deux individus, deux mondes. Alors je parle de mon amour pour la cuisine indienne, pour le « misti doi », le yaourt sucré typiquement bengali, et j’en fais des tonnes, avec force de mimiques, pour susciter la réaction. A midi, je sors vidée.

J’ai appelé ma sœur hier. Son anniversaire. J’ai dit : « Happy birthday baby » avec enthousiasme, légèreté. Elle m’a remercié, a ajouté « Et toi, ça va ? ». Et là, d’un coup, ma voix est devenue chevrotante, et j’ai craqué. Ma mère a attrapé l’appareil. Elle a pleuré avec moi. « Maman, si tu savais, c’est tellement dur, les gens éclopés, les enfants brisés, le personnel dévasté, maman, pourquoi tant de misère, tant de tristesse, maman, maman, pourquoi il y a ça sur terre ? »

Aujourd’hui sera ma dernière après-midi. En entrant dans le bâtiment, mon cœur se met à battre à 100 à l’heure. Je laisse mes tongs sur une étagère, enfile une blouse sur ma tunique rouge, et gravit lentement les escaliers. Respiration profonde avant de pousser la porte. Un cri m’accueille. Une gamine qui pleurniche, sur le carrelage. Les nurses sont débordées. Autour des petites tables, des enfants mangent. Il faut les aider. Il y a ceux qui coopèrent, ceux qui se laissent faire, et ceux qui résistent. Il y a aussi la gamine autiste qui fait fuir tout le monde. 4 ans, elle ne parle pas. Elle tape les autres enfants, et court après les bénévoles pour leur vomir dessus. Après, heureuse, elle sourit d’un regard mauvais. Comment se comporter face à elle ?

La session bain, après le repas. Les tout petits corps. Maigrichons. Entre les mains plus ou moins douces des nurses. Sans défense. Avec leurs yeux immenses. Que disent-ils ? Que veulent-ils ? Dans la salle de jeux, ils en voient défiler des étrangers. Quelques jours, quelques semaines. Des apprentis clowns ou profs qui se mettent en tête de les distraire ou de les faire grandir. Que pensent-ils du défilé de faciès ? Ma tête mouline sans cesse…

Dans la salle du fond, enfin, il y a les enfants immobiles, allongés, les paralytiques. Il y a le petit garçon muet, au regard si beau, qu’on doit alimenter de bouillie, et on plonge dans ses yeux, avec tout ce qu’on peut d’amour en espérant qu’un peu de cet amour viendra réconforter son âme, et on se rend compte très vite que c’est lui qui plonge en nous, avec tout son amour, et c’est lui qui nous réconforte, qui touche notre âme, qui nous bouleverse.

Et puis, il y a Geeta. T-shirt blanc et short rouge. Minuscule et pourtant âgée de 3 ans. Qui a cessé de manger pendant 5 jours parce qu’une Américaine, après quatre mois, était repartie chez elle. A quoi bon lui donner de l’amour si c’est pour l’abandonner ensuite ? Geeta parle hindi. Je lui ai tourné autour tous les jours. Je voulais lui parler. Je n’osais pas, j’avais peur de lui faire mal, à mon tour. Avais-je le droit d’entrer dans sa vie ? Finalement, je ne sais trop comment je me suis retrouvée en face de son lit, sa main dans la mienne.

Je fais comment aujourd’hui pour lui dire au revoir ?

C’est elle qui a eu l’idée. Le toit. « Emmène-moi dehors ». Dans mes bras, son corps si fragile. Je grimpe les escaliers avec prudence, jusqu’en haut, la terrasse. Sur les fils, du linge qui sèche. Et tout à coup, elle contre moi, je m’élance vers les draps, et je cours dans un sens, et je cours dans un autre, et je slalome entre les piliers, et je l’entends rire, rire comme une petite fille, rire et dire, encore, encore, et je ris aussi, et je ne peux plus m’arrêter, j’ai Geeta dans les bras, j’ai trop chaud, et je cours, et je suis bien, avec ma petite chérie, et je ne pense plus au reste, maintenant, tout de suite, on est en vie, on est traversé par la vie, par l’élan de la joie, et mes brûlures s’apaisent et mon cœur explose, et je comprends que j’ai vécu tout ça pour en arriver là, sur ce toit, avec Geeta, et que c’est ça la vie, les épreuves, les épreuves, et parfois les instants de grâce, la communion des êtres, l’intense qu’on traverse ensemble une seconde, parce que ça nourrit, parce que ça bénit, parce que c’est l’essence divine de l’humain qu’ainsi on effleure.

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