Alors que juin envahit l’espace de sa touffeur, alors que je rêve de vacances, remonte un souvenir de 2005, au Vietnam. Un de mes premiers périples en solo.

Après 3 jours à Saigon, dans le vrombissement des mobylettes, ce matin-là, montrant au conducteur une ville sur la carte, je suis montée dans un bus local vers le delta du Mékong, avec son univers entre terre et mer, ses marchés flottants, et le fantôme de Marguerite Duras. J’ai refusé le car pour touristes, sûre de pouvoir me débrouiller librement.

Au bout de quelques heures, à un croisement, le chauffeur m’appelle. Destination atteinte. Je ramasse mon gros sac et je sors. Le carrefour est gris, poussiéreux, assourdissant. Un endroit à fuir, comme tous les carrefours – sauf que je ne réussis pas à décrypter les panneaux. On est avant les téléphones intelligents, avec réseau, GPS, traduction. Je ris : moi qui ne voulais pas me mêler aux vacanciers pressés… C’est parfait, je suis au milieu de nulle part, perdue.

J’ai à peine le temps de m’inquiéter que j’entends un bruit de moteur se rapprocher. Sur une motocyclette fragile est assise une petite dame, cheveux noirs, yeux qui brillent. Timidement, elle me sourit, me parle. Je ne comprends rien jusqu’au moment où je capte un mot. Lost. C’est ça, j’ai joué l’aventurière et je suis égarée. Elle sourit encore, m’invite à grimper. La taille de mon paquetage, rempli de bouquins et de fringues, me fait hésiter. Elle ne va pas pouvoir démarrer sa bécane avec moi et mon fardeau. Elle sent mon tiraillement, murmure : don’t worry. Alors j’arrête le worry et je monte. Après tout, ce n’est pas comme si j’avais un plan B.

L’engin décolle. On plonge dans une rue, une autre, elle conduit concentrée et tranquille. Où on va, je le constate en arrivant. Un hôtel en cours de construction, qui a quatre chambres disponibles. Impeccable. Je remercie la dame pour ce sauvetage inespéré. Elle sourit et demande : boat tomorrow ? Ensuite, sans trop savoir comment on se dépatouille pour communiquer, elle me fixe rendez-vous à l’aube. Les marchés flottants se méritent.

De cette journée du lendemain, je garde un souvenir indélébile. La lumière de l’aurore, les couleurs des bateaux et de leur cargaison, la beauté des voies d’eau – et surtout la rencontre avec cette femme. Nous n’avons eu aucune grande conversation. Mais il y a eu des regards, des gestes attentifs. Après la balade, invitée chez elle, j’ai joué avec son bébé, j’ai bu le thé. C’était doux, chaleureux.

Sur les routes du monde, à plusieurs reprises, j’ai refait cette expérience : être accueillie et chouchoutée par des inconnus. En Inde, au Mali, au Moyen Orient, au Cambodge, en Italie : on m’a tendu la main, on m’a proposé un sourire, une parole, quelques heures de complicité.

Alors quand le blues me prend, quand j’enrage face à la brutalité de notre époque, je reviens à ces souvenirs. La bonté du monde, je la connais – j’en ai bénéficié. Je sais que le cœur humain est vaste et que l’amour adore circuler entre les êtres que rien ne prédestinait à se croiser.

Et quand mes cellules ont besoin d’une dose supplémentaire de joie, je me débrouille pour repartir dans un lieu où je vais avoir l’occasion de me perdre. Juste pour découvrir qui se placera sur ma trajectoire. Juste pour vérifier que je peux avoir confiance : le meilleur est toujours prêt à débouler.

> Cette chronique fait partie de la série 2025, nommée « Accalmie ». Une série pour explorer les voies vers la paix, pour oser l’apaisement, la réconciliation, la détente, l’embellie, la main tendue…  Vous aimez ce que je publie ? RDV sur les réseaux sociaux pour retrouver de la poésie, et les autres chroniques que j’écris depuis 2016.