Auteure | Conférencière | Coach

Chronique de l’Ailleurs n°43 – DANS LES COULISSES DU ROMAN

Petite, je demande : et Papi, en 1945, tu l’as rencontré comment ? Elle refuse de répondre. A quoi bon ouvrir la boite de Pandore ?

J’ai 14 ans : un soir, je regarde la télé avec ma mère, on tombe sur un reportage au Congo. Je découvre les massacres en cours, les effets par ricochets du génocide rwandais. Je suis horrifiée, je prends la plume pour écrire mon horreur.

J’ai 15 ans : j’insiste, je sens qu’il y a quelque chose qu’elle cache. Quand j’évoque ce sujet-là, elle se rétracte. Bouche cousue. Par pudeur, par honte. Un fardeau qu’elle porte seule. Elle croit éviter la contagion de l’horreur. Elle ignore sûrement qu’il y a des transmissions qui se font sans mot.

J’ai 20 ans : je vis et j’étudie en Inde. Le cours de littérature a pour intitulé « Narrations de la Partition ». Pendant des semaines, je suis traversée par les récits de 1947, des émeutes sanglantes, plus d’un million de morts, une violence spontanée, débridée, sans limite. Je dévore les pages, ça tourne à l’obsession.

J’ai 21 ans : elle meurt d’un coup, sans prévenir. A son enterrement, je rencontre sa cousine. En 1942, elles étaient ensemble. C’est ensemble qu’elles ont survécu. Je voudrais l’interroger, en savoir plus sur ces mois qui vont de juillet 1942 à août 1944. La cousine est aussi silencieuse qu’elle. Elle ne peut pas ? Elle ne veut pas ? Elle ne sait plus ?

J’ai 22 ans : je voyage seule en Asie du Sud. A Phnom Penh, je visite S21. Dans les couloirs, entre les salles de torture, je passe devant les images des hommes et des femmes, coiffés pareil, habillés pareil, effacés dans leur identité, niés. Je me mets à pleurer, je n’arrête plus.

J’ai 23 ans : je vais travailler pour une ONG au Moyen-Orient. Je découvre une prison à ciel ouvert, un Mur gigantesque, je tangue : pourquoi les êtres humains se font tant de mal ? Pourquoi ça ne se termine jamais ?

J’ai 24, 25, 26, 27, 28 ans : je n’y pense plus. Je tente de bâtir ma vie, m’établir dans un job, décorer mon studio, trouver un amoureux. Une vie de parisienne.

J’ai 29 ans : je suis transpercée de douleur. Un deuil atroce, ma nièce, que l’on l’enterre dans le cimetière de Montparnasse, avec des ancêtres lointains, branche paternelle. Le bébé en terre, ma sœur tremblante et blanche, effondrée et debout. Entre les larmes et les fleurs, gravée dans le marbre de la tombe familiale, je lis « A la mémoire de Céline, morte en 1943 en Pologne ». C’est qui Céline ?

J’ai 30 ans : j’ai publié déjà. J’ai un nouveau roman en tête. J’écris. Sur le papier, surgit une histoire qui n’a rien à voir avec celle que j’imaginais. Il est question de juifs pendant la guerre, de juifs qui se cachent, de juifs qu’on arrête. Je ne peux plus faire comme si cette histoire ne me concernait pas.

J’ai 31 ans : j’entame des recherches. Je me rends au Mémorial de la Shoah, aux Archives Nationales, à Auschwitz. Parallèlement, je lis fiévreusement tout ce qui qui se rapporte au génocide juif. Entre les lignes, je guette ce qui me mettra sur la piste, ce qui me donnera des nouvelles d’elles, les femmes de ma famille. Il y a ces questions qui me taraudent : il est leur arrivé quoi, exactement, aux unes et aux autres ? Comment on survit deux ans dans un camp ? Quel prix faut-il payer pour ne pas y laisser sa peau ? Enfin, je m’interroge : comment on vit après ?

J’ai 32 ans : je comprends que j’ai toujours su. Bien avant la découverte de la stèle. Bien avant de remettre les choses en ordre. Ce chagrin en écho aux victimes de génocide, cette sensibilité aigüe à l’injustice. Malgré la complexité de la tâche, je sens que c’est vital d’aller au bout : si je renonce, il y aura toujours quelque chose de lourd dans ma vie. Je suis écrivain, c’est ma mission de poser des mots, de placer dans la lumière ce qui dévore depuis l’ombre. Je me lance.

J’ai 35 ans : Les pages s’accumulent. J’écris avec ma théière à portée de main. Du thé pour poursuivre, pour boucler, car, cette année, promis, je le finis ce roman, et je le publie.

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Et vous, il y a une histoire de famille qui vous hante ? Vous la transformez comment ? Laissez un mot en commentaire.

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Pour changer le monde : changeons les récits qui circulent. J'ai à coeur de remettre joie, beauté et optimisme dans les imaginaires collectifs.

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